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LES ROMANS QUE JE N'ÉCRIRAI PAS
LES ROMANS QUE JE N'ÉCRIRAI PAS
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SIFFLÉ ROULÉ

SIFFLÉ ROULÉ

« Il ne suffit pas d’un vélo pour se croire des ailes ! »

Zélie avait beau chercher comment elle en était arrivée à figurer à la une du Beffroi, n’empêche, c’était bien elle, avec son casque neuf et son cartable ficelé sur le porte-bagages. Elle en première page. Elle en manchette.

Le titre était médiocre. Des ailes ? Il ne suffit pas d’un vélo pour se croire des ailes ! Pour se croire des ailes ! Pour croire avoir des ailes, plutôt. Et puis, elle ne prétendait pas voler. Ni voler ni quoi que ce soit d’autre, sinon se déplacer autrement, participer à cet effort de sauvegarde du patrimoine respirable. Excellent pour les diabétiques et en prévention de certains cancers. Bon pour la planète, bon pour la santé. Pour se croire des ailes ! Encore un de ces journalistes payés à la pige qui terminait son article à l’heure du bouclage. Il était signé de deux initiales : C.P., C.P. comme son anciennes élève, un peu faussaire, un peu plagiaire. Sa main à couper que c’était elle. Elle n’avait jamais oublié son nom, l’imaginant nègre littéraire, ou l’inverse, négrière faisant ramer une armée de petites mains pour faire avancer sa belle œuvre. Tout sauf pigiste. Au moins ne s’était-elle pas trompée pour l’écriture. Déjà au collège, elle en vivait.

Pour les ailes, elle n’avait pas tout à fait tort. En y réfléchissant bien, il y avait un peu de ça dans son nouveau moyen de locomotion, la recherche d’un supplément de légèreté en cette fin de carrière.

D’un autre côté, Clémentine (si c’était bien elle) l’épargnait. Elle aurait pu titrer « Et on leur confie nos enfants ! » Il suffisait de si peu pour que l’anathème sur la profession soit jeté et la langue la moins pendue déliée. « Toujours en vacances. » « Se plaignent tout le temps. » « Absents un jour sur deux. » « Même mauvais, payés rubis sur l’ongle. » « Et des primes, en veux-tu, en voilà. » Clémentine Parisse en aurait été capable. Belle revanche pour la petite affaire qui les avait opposées l’une l’autre, un trafic de copies pour lesquelles la collégienne se faisait payer ! Si elle avait su que c’était son ancien professeure de français, la faussaire ne s’en serait pas privée.

« Et on leur confie nos enfants ! » La phrase qu’elle venait d’inscrire sur son écran mental l’inquiéta.

Cette année, la rentrée était arrivée trop vite. Zélie avait dû écourter son grand voyage annuel. En effet, un événement familial l’avait contrainte à refaire ses valises en moins de quarante-huit heures, une cousinade berrichonne où elle était attendue. À peine atterrie, la voilà repartie pour une destination moins exotique que la précédente. Encore que la parentèle soit une vraie terre d’aventures avec ses frontières incertaines, ses zones d’ombre, ses marécages, ses fugaces embrasements. Toujours contente de regagner le Nord après ces brefs séjours aux sources. Et rarement envie d’y revenir, contrairement à la Birmanie où elle projetait de retourner bientôt. Les cinq semaines qu’elle venait d’y passer étaient les plus étonnantes de sa vie.

Cette énième rentrée s’annonçait avec un goût de trop. En d’autres temps, elle aurait pu faire valoir ses droits à la retraite. Mais il y avait la crise, la crise sur toutes les bouches, la crise dans toutes les têtes, la crise à tout-va. Et les carrières s’allongeaient.

La plaisanterie avait assez duré. Zélie avait hâte de connaître la prochaine étape de son existence, celle où elle n’aurait plus besoin de travailler pour vivre, pour commencer à vivre plus exactement : ne plus se lever tôt, ne plus corriger de copies, ne plus assister à des conseils de classe, à des réunions de parents.

Plus que sept. Sept dodos, disaient ses petits-enfants. Sept de trop, précisait-elle. Sept années, sept des dernières meilleures années d’une vie, ça se prend au sérieux.

Elle déplaça les tables, passa à l’heure informatique, projeta l’écran de son ordinateur sur un tableau blanc, fréquenta souvent la salle multimédia, le CDI, s’inscrivit à des formations diverses. Pour ne pas mourir d’ennui et de rage entre les murs de son calvaire.

Ça enseigne l’orthographe et ça enfreint les règles les plus élémentaires du Code de la route ! Les titres continuaient à tourner dans sa tête.

Elle avait ressenti le besoin d’innover comme une urgence. Il lui fallait absolument conjuguer cette année scolaire à un temps inédit : le présent révolu, le passé retraité, l’imparfait chronique. Les vingt-cinq temps du Bescherelle ne lui suffisaient plus.

Aucun espoir d’invention dans ce domaine, contrairement au lexique qui ne cessait de prendre du volume. Ne venait-elle pas d’apprendre le mot laguer d’un élève, grand amateur de mangas qui crayonnait sur ses cahiers des faces lunaires trouées d’orbites éplorées et de lacustres larmes ? D’après lui, non content de buguer, son PC, en d’autres termes, son ordinateur ramait. Bug. Lag. Ram. En avant les percussionnistes, et rappons, aurait-elle pu proposer. Sept dodos sans cauchemar. Ne pas rater sa sortie. Un de ses mots d’ordre. Des collègues trop collégiaux, des élèves trop mal élevés, une direction trop directive. Bref, cette année n’arrêtait pas de mal commencer à cause de ce parfum de trop et de l’histoire qu’elle s’était racontée avant la crise : une retraite à cinquante-cinq ans.

Si ça continue, elle aussi allait buguer, laguer, ramer.

Donc devant ce constat alarmant, mais admis, elle se mit en quête d’un supplément domptable qui pourrait améliorer son quotidien. Elle ne tarda pas à le trouver.

Dans les brochures publicitaires, les offres alléchantes ne manquaient pas en cette rentrée. L’une d’elles attira son attention. Un vélo New Age, un vélo bionique. Même avec un casque, la Street Attitude donnait des airs très branchés aux cavaliers de la petite reine, auraient-ils les cheveux blancs. Juste ce qu’il lui fallait.

Une enseigne spécialisée dans les accessoires automobiles vantait les mérites du VAE, le vélo à assistance électrique. L’achat fut conclu à la deuxième visite. La première permit à Zélie de repérer derrière l’offre d’appel l’objet qui la délivrerait de sa lassitude. Plus robuste, plus autonome, plus joli. Noir mat. Va. Avec l’offre de paiement en dix fois et une carte de fidélité qui ne manquerait pas de la rendre infidèle, son choix fut tranché. Elle n’eut bientôt qu’à pédaler, assistée de ce poussoir qui lui donnait l’impression d’être tractée par un câble magique, invisible et silencieux.

Que lui procurerait ce frêle attelage ? D’abord, un accès privatif à sa classe située au rez-de-chaussée. En effet, Marguerite Yourcenar s’offrait trois adresses postales et cinq entrées : trois pour le primaire et deux pour le collège dont une pour les services d’urgence et quelques privilégiés dont Zélie entendait bien faire partie. Ainsi arrivait-elle par une allée boisée, le seul espace non bétonné. Ailleurs, on avait oublié de faire pousser des arbres, parents pauvres en période de crise. Des bâtiments cubiques entouraient un carré de bitume interrompu par quatre panneaux de basket et quelques bancs.

Ce jardinet offrait aussi à Zélie un palliatif à l’atmosphère viciée d’une ville rongée par les usines, les raffineries, les parcs de stockage. Les pics de pollution ne se produisaient que les jours de grand beau temps. Tandis que tout le monde ne pensait qu’à sortir, la prudence aurait voulu qu’on se calfeutre pour subir le moins possible les effets de ces activités. Sans vent, la ville suffoquait. Les Saint-Polois suppliaient alors leur invisible sauveur de penser à leur salut. Et il revenait, en tempête parfois. Quand c’était le cas et qu’il venait de terre, les torchères se revigoraient, brûlant les gaz résiduels, soufflant le feu vers la mer qui avalait tout, embrasant le ciel de lueurs incandescentes. Ces jours-là, au-delà des palissades qui sécurisaient la zone portuaire, les gigantesques citernes s’inventaient des couleurs. Zélie trouvait ça presque beau, mais difficile à partager surtout avec ceux qui vivaient là, faute de pouvoir vivre ailleurs.

Car Zélie ne manquait pas d’imagination. Qui aurait pu voir sur la route des darses, la voie qui longe le port, Manhattan ? Manhattan de nuit vu du pont de Brooklyn ? Bien sûr, en faisant abstraction des fumées et de l’odeur. Aux abords de l’usine qui transforme le minerai en tôles d’acier, c’était l’Etna, le Stromboli, et leurs coulées de lave. Sur l’immense digue qui protège le port-ouest, les hautes cheminées participaient à sa fantasmagorie : ses machines à nuages. Au coucher du soleil, dans le ciel, sur l’eau, sur la coque des navires, c’était de l’or. Les amoureux des grands espaces y communient jusqu’à la nuit noire.

 

La digue à proprement parler forme une espèce de dos d’âne longitudinal sur onze kilomètres de bitume semblant ne mener nulle part, ne servir à rien d’autre qu’à séparer deux mondes : la plage et un immense bassin pour les minéraliers débardant la limaille venue des quatre coins du monde.

L’arête de ce dos d’âne constitue une route chaotique à certains endroits, libertaire partout. Les voitures se croisent sur la droite autant que sur la gauche. On vient là pour apprendre à conduire, pour flâner, pour avoir l’éternité à soi, devant soi.

Pour Zélie, ce trait de digue figurait Le Purgatoire. Elle y jouait à La Divine Comédie.

Sur le flanc droit, après le bitume, c’était Le Paradis : le sable picoté d’oiseaux de mer, les dunes erratiques plantées d’oyats et la laisse frangée d’écume, fief des pêcheurs à la ligne.

L’Enfer, Zélie le plaçait au-delà du flanc gauche, de l’autre côté du bassin, avec ses éruptions volcaniques, ses nuées expansives de poussières âcres et d’eau, ses coulées d’acier, ses geysers, ses torchères, ses entrelacs de tuyaux hurlants, ses orgues funèbres pour messe de requiem.

Lancée à vive allure sur la ligne de son Purgatoire, Zélie pouvait d’une simple embardée s’imaginer passer de L’Enfer au Paradis, sans aucune forme de procès. Elle louait Dante d’avoir croisé son chemin.

Et ces moments fragiles, presque intimes où un navire franchit les passes, négociant son entrée dans les écluses, assisté de robustes remorqueurs. Et ces tas de matières de couleurs incertaines. L’Enfer ou Le Paradis ? se demandait-elle parfois, même si cela n’avait aucune importance, puisque c’était beau.

 

Pour en revenir à Saint-Pol-sur-Mer que Zélie avait fini par apprivoiser comme tout ce qui la concerne de près ou de loin, Zélie déposait sa monture après l’avoir éteinte et rigoureusement accrochée. Ces engins étaient une denrée prisée, même dans l’enceinte des entreprises, lui avait dit le vendeur qui l’avait convaincue de renoncer au cadenas à code. Deux heures suffisent à un voleur pour trouver la combinaison gagnante. Lui-même ayant un jour oublié la sienne avait fini par y arriver.

Un cadenas de moto, préconisa-t-il, et pas accroché n’importe où.

Avec une camionnette et une cisaille, quatre individus opéraient. En quelques secondes, le malheureux cycliste se retrouvait pantois, avec son casque et ses pinces à vélo.

— À vous de voir, ma petite dame. Il s’en vole un par jour, en ce moment.

Les premiers jours, ce changement apporta à Zélie davantage que le réconfort escompté. Une ivresse. L’arrière-saison favorisait cette impression d’été recrudescent, de bras nus, de bains de mer, de terrasses pleines que son nouveau parcours lui permettait de mesurer. En effet, les pistes cyclables longeaient la digue, les quais, dessinant une ligne droite entre les points A et B qui traçait sa route.

 

Un soir, peu après son acquisition, elle dut se rendre au magasin pour la pose de catadioptres. Il se situait de l’autre côté d’une voie rapide qu’un pont enjambait. Mentalement, l’itinéraire était difficile à se représenter.

Comment se retrouva-t-elle sur cette voie rapide ? Elle ne se l’expliquait pas. Tout juste engagée, elle se fit huer et klaxonner par des monstres. Avait-elle perdu quelque chose ? Elle s’arrêta. Son cadenas qui avait dû se déverrouiller traînait au sol. Avec la vitesse et le choc contre l’asphalte, des étincelles avaient dû se produire. Elle le rangea et repartit.

La fureur ambiante reprit de plus belle :

— Qu’est-ce que tu fous là ? Elle est cinglée ! hurla un chauffard, vitre baissée.

Le cœur de Zélie battait à tout rompre. Elle riait. La situation lui procurait des émotions contradictoires. L’héroïne de cette drôle de farce avait du mal à garder son sérieux.

Charpies de pneu et débris de verre accidentaient la chaussée, ici et là, risquant de la faire chanceler. Elle les évita. Le nouveau maire voulait faire de sa ville une ville à vélo : Véloville avec un réseau de pistes cyclables. Il ferait mieux d’entretenir celles qui existent, se dit Zélie tandis que la chanson de Dick Annegarn, Vélo vole, passait d’une oreillette à l’autre. « Vélo va/Vélo vole/La voie va, où vélo va/Vélo va, vélo volte/Où va la vie, vélo va. »

Le sol se zébra d’un coup. Des voitures à droite, à gauche. Zélie n’était pas la bienvenue. Il faudrait qu’elle en parle au maire. Lettre ouverte aux automobilistes !

Profitant d’une trêve, elle se faufila au-delà des hachures qui la libérèrent de cette furie. Elle se retrouva très vite le long du canal où s’ébattait une nichée de canards. La chaussée était redevenue calme, courtoise et veloutée.

 

« Il ne suffit pas d’un vélo pour se croire des ailes ! »

À présent, l’article lui faisait découvrir son forfait. Ce qu’elle prenait pour une voie rapide était une autoroute, l’A16. A, comme autoroute. 16, comme quoi ? Zélie l’ignorait. Elle était en train d’apprendre qu’elle avait un nom : L’Européenne. L’Européenne parce qu’elle relie la France à la Belgique. Elle avait enfreint le Code de la route et, à ce titre, aurait été redevable d’une amende de 90 euros si elle s’était fait épingler.

lie se mit à trembler. La peur qu’elle n’avait pas ressentie jusqu’à cet instant la possédait tout entière à cause de ce que disait l’article. Prise entre le rire et l’effroi, elle réalisa ce qui aurait pu lui arriver. Si elle avait été arrêtée par les gendarmes (« qui l’ont poursuivie en vain »), qu’aurait-elle répondu ? « Je ne savais pas qu’il s’agissait d’une autoroute. » « Pas de péages, pas d’autoroute. »

Zélie mesurait surtout la chance qu’elle avait eue de n’être pas heurtée. « Sur la bande d’arrêt d’urgence, l’espérance de vie n’excède pas vingt minutes », poursuivait l’article. Vingt minutes. La durée de son périlleux périple. Cela lui donna l’impression d’avoir commis l’acte le plus fantasque de son existence.

Parodiant le parler local, les derniers mots lui enlevèrent le sourire :

« Dites-moi pas que c’est un prof ! »

Avec son casque et son cartable, Le Beffroi (Clémentine ?) avait raison, elle ne ressemblait à rien d’autre.

                                                                               Espérance de vie, LA VIE SAUVE