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LES ROMANS QUE JE N'ÉCRIRAI PAS
LES ROMANS QUE JE N'ÉCRIRAI PAS
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SETHIUM

SETHIUM

SETHIUM

Le jour, le nom d’Alfonso griffait les pages de son carnet comme pour en finir avec lui, ou tenter de le retenir. Le souvenir, l’image qu’il gardait de celui pour lequel il avait tout quitté, se desséchait, effritée déjà. Le fait de n’avoir conservé aucune photo, même de leurs débuts, y contribuait. La nuit, il sombrait dans une sorte de coma dont il surgissait hagard.

Y avait-il une corrélation entre son assiduité récente à tenir un journal et la disparition de ses rêves ? Ou bien avait-il cessé de rêver à cause de la présence fantomatique du dieu égyptien Seth, dieu de la confusion, du désordre et de la perturbation, qui lui rappelait étrangement les colères d’Alfonso ?

C’est à cause d’elles qu’il était parti. Il lui en restait les pulsations syncopées : baiseur de chèvre, harpagon, figurant de ta vie, Frère François, prophète en caleçon, foutre de sacristain, Colomb de pacotille, chercheur de salon, suceur d’huîtres, racleur de fonds de tiroir, renifleur de sainfoin, herboriste, chanteur pour midinettes, aventurier carriériste, crapaud d’abbaye. La litanie en parfait français se terminait immanquablement par une malédiction en espagnol qu’il tenait de son père, disait-il : « Me caco en tos tus muertos ». Ce qui en français voulait dire : « Je chie sur tes morts. » Ce disant, l’imprécateur était généralement déjà dans une autre pièce dont il avait fait vibrer la porte.

Le blasphème ne tombait pas dans le vide (même si les morts, François en comptait peu, sinon de trop éloignés) et provoquait chez François une véritable commotion.

Revenu à la raison, les vraies, bonnes questions émergeaient. Alfonso, parlait-il des siens, de ses morts à lui ? Bien qu’il ne se fût jamais étendu sur les circonstances qui avaient fait de lui et de son frère deux orphelins précoces, il n’était pas difficile pour François d’en mesurer l’impact. Notamment dans le silence sidérant qui suivait l’injure. Tout se taisait brutalement. Le sombre Castillan ne réapparaissait plus, engoncé dans son malheur, le ruminant seul. Pour les geigneurs aussi, il déployait un lexique fleuri digne du sorbonnard rabelaisien qu’il était resté depuis ses études en France.

François sentit monter en lui un afflux de sang qu’il fut incapable de maîtriser. Il se leva, se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit. Une claque d’air frais l’apaisa. La pluie avait cessé, prête à revenir. La mer et le ciel ne formaient qu’un seul trait autour de l’île de Salck. Le froid pénétra dans la chambre. Il referma la fenêtre et retourna au café froid et se mit à remplir son journal d’une écriture serrée.

Les mots restent, les mots creusent, les mots ravinent, évidant ce qu’il reste de foi en soi. La verve de l’Ibère ne lui avait laissé aucune chance de s’en sortir, et c’est au terme de l’une de ses diatribes qu’il avait annoncé son départ pour la France.

— Tu fais tes valises ? s’était étonné Alfonso. Un peu facile de déguerpir à la première dispute !

— Ce n’est pas la première. Tout pose problème avec toi. J’ai fait mon coming-out pour toi. Je t’ai présenté à ma famille, à mes amis, et toi, on dirait que tu me caches comme si tu avais honte de je ne sais quoi.

— Mon père a toujours dit qu’il tuerait son fils s’il apprenait qu’il était pédé.

— Ton père est mort, donne-lui une chance de changer. Les mœurs ont évolué depuis vingt ans. En Espagne, le mariage pour tous existe depuis plus longtemps qu’en France, non ?

— Peut-être, mais en Espagne, chaque région a ses convictions, ses réserves. Un Castillan n’est pas un Sévillan. Dans ma famille, le sujet est tabou.

— Je croyais que tu n’avais pas de famille.

— Il me reste des oncles et tantes, probablement des cousins. Et un frère.

— Qui a fait de la prison…

François poursuivant :

— Tu sais ce qui se passe en prison ?

— Justement.

Alfonso avait semblé perdre pied :

— Me caco en tos tus muertos ! avait-il hurlé en s’éclipsant vigoureusement.

Comme souffletée, François, de derrière la porte, lui avait donné la réplique :

— Attention, le dernier ours des Pyrénées sort ses griffes !

Ce à quoi, pour avoir encore le dernier mot, l’Ibère avait rétorqué :

— Tu n’es pas plus gay qu’Arabelle est arabe.

Alfonso parlait de sa chienne qui le suivait dans tous ses déplacements et qui, par on ne sait quelle intuition, arrivait toujours à se faufiler entre le battant et le chambranle de la porte. « Me caco en tos tus muertos », avait fusé à travers le mur comme une balle.

L’après-midi même, François faisait ses valises.

À présent, la matière brute de ces humiliations, ce chapelet d’invectives lancées contre lui, tournaient dans sa tête à une allure affolée. Et entre toutes, cette ponctuation finale, cette phrase odieuse qui, sortie de la bouche d’Alfonso, ne faisait qu’un seul mot. « Me caco en tos tus muertos » écrivit François sur son carnet.

Il avait tenté de demander des explications, d’essayer de sauver quelque chose, ne serait-ce qu’un sursaut d’amitié. Ses lettres étaient restées sans réponses, malgré sa nouvelle et extravagante adresse, artifice demeuré sans succès.

Le Sethium avait parfois servi de décor à des films. Un double perron donnait accès à une terrasse qui intéressait le biologiste. Grâce à un système de chauffage extérieur, une végétation tropicale escaladait les murs. Pour la décoration intérieure, les excentriques propriétaires avaient forcé le trait : murs, portes, faïences, bas-reliefs portaient le museau effilé et les oreilles tronquées de Seth, combattant ici le serpent Apophis, là prolongé de son sceptre fourchu et de sa croix ansée.

La baie de Salck tenait sa réputation de ses bourrasques. Certaines nuits, on eût dit le dieu égyptien revenu pour reprendre son nom. L’édifice se cabrait, sifflait comme un instrument à vent.

Si la maison ne lui avait pas été prêtée, François aurait cherché à louer ailleurs. Mais plumé, disait-il, par sa désastreuse expérience asiatique, il cherchait à se refaire un peu financièrement.

À partir de quel événement leur couple était-il entré dans le domaine de la lutte pour ne plus en sortir ?

La première dispute était arrivée à cause d’un article dans lequel François citait un auteur dont il n’avait lu aucun livre. Totale hérésie selon Alfonso, moyen de gagner de l’argent pour François :

— Un peu de conscience professionnelle !

Ca y est, c’est reparti, s’était dit François, sentant le mécanisme de la colère engrené.

— Je ne prends pas beaucoup de risque avec un philosophe, avait-il hasardé dans l’espoir de l’arrêter.

— Je te rappelle que certaines théories de prétendus philosophes ont conduit à des génocides.

— Tu prends toujours des exemples extrêmes. Je défends juste le statut des gens comme nous.

— Des gens comme nous ! Tu peux pas dire les homosexuels comme tout le monde ?

— On dirait que tu n’as pas lu mon article.

— Attends, je ne peux pas faire deux pas sans tomber dessus. Je le connais par coeur: « les, ouvrez les guillemets, si vilaines catégories d’homo, entre guillemets, et d’hétéro, entre guillemets, réductrices... »

— Ça te plaît, à toi, d’être défini par ça ?

— Ça, quoi ?

— Ta préférence sexuelle !

— Tu peux pas appeler un chat un chat.

— Tu sais que j’ai horreur de la vulgarité.

— Moi, la vulgarité me fait du bien. Tu devrais essayer. Et arrête de faire des histoires pour un rien. On aurait peut-être moins de problèmes, si tu étais moins coincé.

— Je te signale que c’est toi qui as commencé.

La sentence était tombée. Un long silence s’était installé. François n’avait pas osé réclamer des explications sur ce qu’il entendait par « coincé ». Il n’aurait fait que prolonger la dispute et pousser Alfonso à bout jusqu’à l’injure suprême, ce « Me caco en tos tus muertos ! » dont il connaissait l’intonation, l’empreinte dans un corps qui finissait par se raidir avant de chercher une issue et le laisser exsangue. Après quoi, tout aurait sombré dans un vide sidéral. Les limites de ce qu’il pouvait supporter avaient été atteintes.

François avait paré l’insulte :

— Respecte tes morts, ils ont peut-être encore besoin de toi. La discussion s’était arrêtée là.

 

Extrait de Sethium, nouvelle non publiée.